Cartier assymétrique
J’avais sans doute fait l’erreur d’acheter une Cartier assymétrique lors d’un séjour à Londres, au XXe siècle. Depuis, quelques décénies de torticolis se sont succédées. Le cou légèrement désaxé et dolorant, j’ai traversé les changements de saisons, assisté – à la télévision – aux divers conflits mondiaux, à moultes catastrophes naturelles, aux nationalismes ressurgissants et à l’explosion de la cote des Daytona à remontage manuel.
Ma deuxième erreur fut de la vendre. Contrairement à l’achat d’un bateau où l’on vit, dit-on, deux des plus beaux moments d’une vie: celui de l’achat puis celui où l’on se sépare du navire moisi et poussiéreux, la vente d’une de nos montres jadis-préférées provoque toujours un pincement au cœur. Il arrive parfois de racheter le même modèle, mais ce n’est plus pareil, comme si les vieilles montres avaient une âme.
Il fallut pas mal de temps à ma morphologie, désormais tordue et parallèle à mon esprit, pour retrouver un axe naturel, un peu comme un petit arbre qu’on aurait tenté de diriger dès ses premières années à l’aide d’un corset métallique pour le libérer finalement dans le jardin ordonné. Je ne pouvais plus m’empêcher de consulter l’heure à mon poignet sans tordre légèrement le cou et faire une grimace. Ce geste ravivait une douleur, qui, telle une lame de fond, naissait dans la nuque puis finissait par mourir sur la rive de mes orteils. Pour un rétablissement total, j’aurais dû acheter une deuxième montre assymétrique, pour gaucher cette fois, donc la porter au poignet droit, puis revivre toute une ribambelle d’événements, de saisons, d’amours et de guerres télévisuelles, de désenchantements idéologiques et de frustration de n’avoir pas acheté une Daytona manuelle pendant qu’il était encore temps.